J'ai souvenir d'une réflexion, entendue il y a déjà quelques années, émise doctement par un membre d'un photo-club, qui affirmait que les photographes amateurs ne pouvaient pas se considérer comme des artistes. Je n'avais pas à l'époque souhaité engager une polémique, mais cette affirmation m'avait beaucoup choqué. Exprime-t-elle un complexe latent chez certains amateurs, pour qui le label « artiste » ne peut être décerné qu'à titre officiel, à l'instar des appellations d'origine contrôlée, comme pour les poulets, les fromages et les vins ? le statut d'artiste ne serait-il accessible qu'aux professionnels dûment diplômés par une faculté ou une grande école, comme les polytechniciens ou les médecins ? Ou encore l'image photographique serait-elle forcément moins belle ou moins noble que le trait de fusain ou la touche de peinture ? Il me paraît donc utile de nous déculpabiliser.
En matière d'art, l'amateurisme n'existe pas. Ou plutôt si, car tous les artistes sont des amateurs, c'est à dire des gens qui aiment. L'Artiste cherche sa satisfaction en exerçant une activité créatrice, il prend plaisir en utilisant un (ou des) procédé(s) qu'il a choisi(s), qu'il a appris à maîtriser, pour obtenir une image qui s'exprimera dans de la glaise ou dans du métal, sur une toile ou sur l'émulsion d'une feuille de papier sensible - ou encore dans le rythme des mots et des phrases, dans le timbre des cuivres, des percussions et des cordes, ou dans la maîtrise de sa voix ou les mouvements de son corps.
Bien sur il existe une démarcation entre celui qui vit – entre très mal et très bien selon le cas – de la vente de ses œuvres, et le dilettante à qui une activité professionnelle stable assure des revenus réguliers et qui ne produit des photos que pour son plaisir. Mais qui est le plus artiste, entre l'amateur cultivé et sensible qui consacre ses loisirs à produire de belles images, et le photographe "industriel" qui pond à la chaîne des images de charcuterie ou de sous-vêtements pour les publicités des grandes surfaces ? Et la même comparaison peut se faire entre certains peintres dits « du dimanche » et les faux bohêmes besogneux qui vendent dans les halls des centres commerciaux des marines au kilomètre avec voiliers sur ciel d'orage.
Il existe aussi des artistes "professionnels", qui refusent de gaspiller leur temps de création et de recherche à la satisfaction des contingences matérielles, et qui vont tenter de vivre de leur art. S'ils possèdent un peu de talent ou beaucoup de relations, ils parviendront à subsister. Entre les expositions et les commandes, certains atteindront même à la notoriété, et s'ils sont quelque peu doués pour se vendre, la réussite matérielle est à leur portée. Mais pour chacun d'eux, il faudra chaque fois assumer le jugement du public qui inévitablement variera de l'incompréhension à l'enthousiasme. Car c'est une des caractéristiques de l'œuvre d'art authentique que de ne pas nous laisser indifférents. La démarche artistique est indissociable d'une quête permanente de la nouveauté, de l'originalité, du refus de l'académisme. Mais chaque innovation, pour peu qu'elle touche un public insuffisamment ouvert, va heurter de front ses habitudes et lui apparaître comme une offense à l'ordre établi. Le public n'accepte la nouveauté dans l'art que si sa culture est suffisante pour qu'il ait conscience de la continuité entre les œuvres nouvelles et les créations précédentes, considérées comme « classiques » ; alors que l'artiste ne peut affirmer sa personnalité que dans l'innovation, donc la rupture. Ceci explique les difficultés que rencontrent toujours les créateurs devant la critique.
Nous voici loin des états d'âme de l'amateur de baryté en quête de son identité artistique. Et pourtant sa démarche s'inscrit bien dans le même processus : il crée une image dans laquelle il cherche à exprimer l'émotion qu'il a ressentie devant un objet ou un spectacle. Pour se considérer comme artiste, il doit prendre conscience de cette démarche, et l'accorder avec son jugement esthétique, c'est à dire ce sentiment que chacun porte en soi et que l'on appelle le sens du beau. Celui-ci se mesurera à l'aune de sa culture personnelle, laquelle est toujours le fruit de la curiosité et du désir d'apprendre. La fréquentation des écoles, si elle peut être une facilité, n'a jamais été indispensable à l'éclosion du talent.
Le beau n'est pas un concept immuable, il n'et pas unique dans le temps ou dans l'espace. Il est perçu différemment par chacun ; et si un consensus semble parfois s'établir autour de quelques principes fondamentaux, une étude rapide de l'histoire de l'art nous démontre combien provisoires sont nos certitudes. C'est pour cela que toutes les règles de composition, si elles sont utiles pour analyser et expliquer une image, ne peuvent être en aucun cas considérées comme des recettes qu'il suffirait d'appliquer scrupuleusement pour créer un chef-d'œuvre. Appliquer une recette ne peut conduire qu'à l'académisme, c'est à dire le conformisme à la mode en vigueur. Et il faut bien constater que les jugements de nos compétitions fédérales n'échappent pas à ce travers. Ce n'est pas là une raison suffisante pour bouder les concours, mais il faut relativiser leur importance, et tacher produire nos images selon notre sentiment et non pour briguer une reconnaissance officielle.
Pour ceux qui souhaitent réfléchir sur l'art contemporain et que les textes philosophiques ne rebutent pas trop, je recommande de lire, dans les éditions du Livre de poche Biblio – essais, l'ouvrage de Luc FERRY :
LE SENS DU BEAU, aux origines de la culture contemporaine.