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Je ne pense qu'à ça

Désolé de te plagier, Wolinski, mais c'est pourtant vrai. Depuis que tu nous as quittés, je ne pense qu'à ça, je pense que tu es parti sans prévenir, sans qu'on ait eu le temps de se revoir.

Bien sûr, c'était vachement improbable, qu'on se revoie, depuis plus de cinquante ans ! Tu ne te souviens peut être même pas de moi, on était tellement nombreux à se serrer dans l'arrière salle de chez Fraysse, pour déjeuner d'une omelette au jambon d'Auvergne ou juste pour boire un café. On disait toujours "chez Fraysse", même si le propriétaire avait changé. Dans ces années là il s'appelait Beissière, Remy Beissière, avec sa femme ils venaient de l'Aveyron, c'était sympa son bistrot, et lui aussi était sympa, il avait des bons petits vins. C'était notre quartier général, rue de Seine en face de la rue des Beaux-Arts. Tout près de l'Ecole(1).

Autant que je me souvienne, toi tu étais chez Beaudouin, alors que moi j'étais chez Pingusson (à l'Ecole on se définissait par notre appartenance à l'atelier d'un "patron"). Parce qu'en ce moment, on oublie un peu de dire que tu as failli être architecte (personne n'est parfait). Mais nous, on savait déjà que tu ne ferais pas ta carrière dans l'archi, tu dessinais tout le temps des caricatures, je crois que tu étais déjà dans l'équipe de Hara-Kiri.

On s'est perdus de vue. Enfin toi on pouvait te suivre, tu commençais à être connu. Et tu nous apportais une grosse bouffée d'oxygène, après l'Algérie on voulait du changement, toi et la bande de Hara-Kiri, déjà avant 68, vous osiez lancer des pavés même si ce n'était que dans la mare. Et plus tard, quand on est devenus des vieux messieurs sérieux, des notables à la con, "Monsieur l'Architecte" - on a vite fait de se prendre la grosse tête quand on vous appelle comme ça dans votre rue - en lisant tes BD et celles de ton pote Reiser, en vous retrouvant dans Charlie, c'était l'esprit de l'Ecole qui nous revenait, qui nous rappelait notre jeunesse d'étudiants, les murs de l'atelier couverts de dessins de bites volantes et d'autres symboles plus ou moins ésotériques, les nuits de charrette, le Rougevin(2) et mai 68.

Il aura fallu que tu partes - non, que VOUS partiez - pour qu'on mesure à quel point tout ça était important, ce que vous avez fait et ce que vous nous avez laissé. Même si on n'était pas toujours d'accord sur tout (mais c'est Daninos qui disait, "la France est divisée en [je ne sais plus combien] de millions de Français"). Et qu'on regrette de ne pas avoir eu le temps de boire un dernier verre ensemble. Alors je souhaite que pour vous tous, là haut, il y ait des bistrots sympa, des belles filles, et un videur pour empêcher les cons de rentrer.

Enfin je le souhaite, parce que comme vous, je crois plutôt qu'il n'y a personne. Pour en être certain je vais me repasser le disque d'Alain Souchon ...

" Abderhamane, Martin, David
Et si le ciel
Était vide
Tant d'angélus ... ding
Qui résonnent,
Et si en plus ... ding
Y'a personne ... "

(1) l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts
(2) Le prix Rougevin était un concours d'architecture à la fin duquel les étudiants organisaient un défilé de chars entre l'Ecole des Beaux-Arts (quai Malaquais) et la place du Panthéon, où les chars étaient brûlés.

J'ai écrit ce petit texte le matin du 11 janvier. Le soir je l'ai corrigé en rentrant de la manif. Il parait qu'il y avait 3 700 000 personnes dans les rues, c'est sûrement sous-estimé, on ne vous a pas comptés mais vous étiez tous là, ça fait 17 de plus.